Repeal Day : pourquoi les Américains trinquent le 5 décembre
Imaginez un monde où votre IPA préférée est illégale, où les brasseries artisanales, pourtant plébiscitées, sont obligées de fermer, et où le savoir-faire de plusieurs générations est jeté dans le caniveau sur ordre des autorités. Ce scénario aux allures de dystopie a pourtant été une réalité entre 1920 et 1933 aux États-Unis. Si aujourd’hui le mot “Prohibition” convoque un imaginaire glamour, mystérieux et espièglement hors-la-loi, célébrer le jour de son abrogation est bien plus qu’une occasion de lever le coude : il s’agit de rappeler ce qui a disparu pour toujours pendant cette décennie - mais aussi ce à quoi elle a permis de voir le jour.
Génération non non
Au matin du 17 janvier 1920, les Américains se réveillent avec une gueule de bois aussi métaphorique que littérale. Beaucoup d’entre eux ont en effet probablement profité d’une dernière soirée alcoolisée avant l’entrée en vigueur du 18ème amendement et le début officiel de la Prohibition. Produire, commercialiser ou simplement transporter (importation et exportation comprises) une boisson comprenant plus de 0,5 % d’alcool est désormais illégal. Mais ce n’est pas du jour au lendemain que l’idée d’une interdiction pure et simple de l’alcool a germé dans la tête de la société américaine : elle est en fait le produit de près d’un siècle de lobbyisme par des groupes rassemblés sous le nom de “mouvement de tempérance”.
Pour ces groupes, souvent influencés par les idées protestantes prônant la modération dans tous les aspects de la vie, l’alcool est à la racine de tous les maux. La première association de tempérance est créée en 1789 dans une communauté du Connecticut aux États-Unis, mais des collectifs se forment également en Europe. La Société américaine de tempérance se forme en 1826 et dans les douze années qui suivent, elle revendique plus de 8000 groupes locaux et plus d'un million et demi d'adhérents. Le mouvement se renforce pendant la Première Guerre mondiale, alors que les hommes sont à la guerre, les femmes militent contre l’alcool et les (souvent violentes) conséquences de sa consommation.
La Grande Guerre est également la raison pour laquelle la bière est particulièrement ciblée aux États-Unis. En effet, au tournant du XXème siècle, l'industrie brassicole américaine est dominée par des familles d'origine allemande : Busch, Miller, Pabst, Schlitz… issues des mouvements de migration des décennies précédentes. À partir de 1914, un sentiment anti-germain virulent s'empare de l'Amérique. Boire de la bière devient soudainement “antipatriotique”, et les militants de la tempérance en profitent pour porter l'estocade. Le couperet tombe en janvier 1919 avec la ratification du Volstead Act, qui entrera en vigueur un an plus tard.
Comme un goût d’Al Capone
Nous parlions en introduction de l’imaginaire glamour véhiculé par des mots et expressions comme “années folles” ou “speakeasy”, mais ce que les soirées jazz, plumes et colliers de perles oublient souvent, c’est à quel point la Prohibition a été une tragédie absolue pour la qualité de la bière - et que ses effets se ressentent même encore aujourd’hui. D'un point de vue logistique, la bière est le pire cauchemar du contrebandier. Contrairement au gin ou au whisky, elle est volumineuse, lourde, peu concentrée en alcool et se conserve mal. Il est bien plus rentable de cacher une caisse de bourbon dans un double-fond de camion que dix barils de bière. Résultat ? La bière a quasiment disparu des bars clandestins, remplacée par des spiritueux frelatés et des cocktails masquant le goût de l'alcool de mauvaise qualité.
Alors que la culture de la bière aux États-Unis reposait sur la fraîcheur et la consommation locale, l'interdiction entraîne une régression majeure. Les quelques amateurs qui se risquent à brasser dans leurs cuisines peinent à contrôler la température et l’hygiène, pour un résultat douteux voire infect. Des références de lagers, qui demandent du temps et une fermentation à froid, sont abandonnées, avec pour résultat la disparition pour toujours de recettes et de souches de levures. Mais c’est aussi la fin d’une culture particulière, celle du saloon comme lieu de rencontre et de sociabilisation pour les ouvriers. Car si l’alcool est bien évidemment une substance dont l’abus est dangereux, il est également vecteur de lien social dans toutes les sociétés depuis… l’apparition des sociétés, en fait !
Dans cette tempête, seuls résistent les paquebots industriels. Coors, Anheuser-Busch et autres Yuengling survivent en se diversifiant, soit dans les sodas et autres sirops de malt (jouant parfois l’ironie, comme sur ces étiquettes stipulant de “ne pas mélanger ce sirop avec de l'eau et de la levure, ni laisser reposer à température ambiante, sinon une fermentation illégale pourrait se produire”), soit dans des produits tout autres comme les crèmes glacées ou même… la céramique. Petit à petit, le palais américain s’habitue à des produits sucrés et sans arômes. Le terrain est prêt pour l'uniformisation du goût qui va suivre.
C'est pas l’alcool qui m'a dicté mes codes
Si les chercheurs débattent, aujourd’hui encore, du fait que la Prohibition a eu un impact véritablement positif sur la santé et le comportement des Américains, une chose est sûre : elle en a eu un très négatif sur les finances du pays. Après le krach boursier de 1929, la Grande Dépression entraîne une catastrophe économique et appelle des mesures radicales pour renflouer les caisses. Sentant le vent tourner, le président Franklin D. Roosevelt signe le Cullen-Harrison Act, qui légalise la commercialisation de bière et de vin à moins de 3,2 % d’alcool. Il prononce à cette occasion cette fameuse phrase : “I think this would be a good time for a beer” (traduction approximative : “c’est l’heure de l’apéro !”).
La machine est lancée et le 18ème amendement est abrogé par le 21ème amendement (les États-Unis aiment beaucoup les amendements) le 5 décembre 1933, aussi appelé le “Repeal Day” (“jour de l'abrogation”). Mais le mal est fait. Non seulement des centaines de petites brasseries artisanales sont désormais mortes et enterrées, mais les seules entreprises à avoir survécu avec assez de trésorerie pour redémarrer l’activité de brassage le font avec des bières pas chères et rapides à produire, utilisant du maïs et du riz pour réduire les coûts - et le goût. Pire encore, le brassage amateur n’est pas légalisé, lui, barrant la voie à l’expérimentation qui forme la plupart des futurs professionnels. Ce sera le cas en 1978, date qui marque la naissance de la révolution craft actuelle.
Le 5 décembre de chaque année est donc célébré aux États-Unis le “Repeal Day”. Mais il ne s’agit pas de fêter la consommation d’alcool, ou l’ivresse, et encore moins les boissons industrielles insipides. Il s’agit d’honorer des millénaires de tradition de brassage et de distillation, de liberté d’expérimenter, et surtout de créer du lien social. En 1873, le nombre de brasseries sur le sol américain dépassait les 4000. Si elles ont toutes disparues pendant la Prohibition (à l’exception des quelques industrielles, déclarant en plus un autre type d’activité), leur esprit ne s’est jamais éteint et ce sont désormais près de 10 000 (!) d’entre elles qui sont nées sur leurs cendres. Le Repeal Day, c’est la célébration d’un artisanat qui a survécu à treize années de ténèbres pour nous offrir aujourd'hui l'une des scènes brassicoles les plus vivantes du monde.
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Article rédigé par Hélène et les Houblons pour Le Petit Ballon.